Fragments sur Paris : le télégraphe


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1798
Fragments sur Paris
LE TÉLÉGRAPHE.

La télégraphie a rencontré la même contradiction en pays étranger sur la priorité de l’invention que l’aéronautique : quoiqu’il en soit, les Français tirent une grande utilité de cette découverte, en attendant que l’étranger s’amuse à rechercher avec la plus profonde science, à discuter, à combattre, & enfin à démontrer ce grand problème. Cette excellente invention de Chappe est plus connue par ses propriétés extérieures que par ses dispositions intérieures aussi simples qu’effectives, je n’en ai encore vu aucun rapport fait par un témoin oculaire. Pour monter dans l’observatoire télégraphique du Louvre, il faut obtenir une permission expresse du gouvernement par le ministre de l’intérieur, ou y être, conduit par l’inventeur lui-même.

Chappe, homme plein d’esprit, de connaissances & d’amour pour son art, avait déjà fait la découverte de la télégraphie avant la révolution. Cet événement fut pour lui un nouvel aiguillon pour étendre une invention, dont l’utilité pour la République, surtout en tems* de guerre, sautait aux yeux. Il la communiqua en 1792 à l’Assemblée nationale.

Le 25 Juillet 1793, sur le rapport de Lacanal, la Convention décréta l’établissement d’une correspondance télégraphique, sous la direction de Chappe, comme ingénieur télégraphe.

Sous la dictature de Robespierre, cet homme si utile trouva des calomniateurs & des accusateurs secrets, qui voulaient l’éloigner de son poste, ou peut-être le précipiter dans la fosse commune des victimes, le cimetière de la Madelaine*. Il fut accusé d’avoir employé son télégraphe contre-révolutionnairement, il surmonta les accusations de ses envieux. Dans les différents plans de conjurations, au moment où elles devaient éclater il ne courut pas moins de dangers. Dans chacune entrait le projet de s’emparer du télégraphe du Louvre, comme le moyen le plus prompt & le plus secret de communiquer avec les armées, les flottes & les départements.

Le télégraphe est établi sur la plateforme de l’observatoire du Louvre, placé sur le pavillon occidental du milieu, au dessus d’une vaste chambre, garnie de fenêtres tout autour, où se tient le bureau de là correspondance télégraphique.

Les aîles* du télégraphe se meuvent autour d’un axe de fer, qui traverse par le milieu de l’aîle*

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principale, entre deux pilliers* bien fortifiés avec des bandes de fer, de douze pieds de haut. L’aîle principale d’environ dix pieds, & les deux autres de la moitié de cette longueur, sont larges de deux pieds à leurs extrémités, consistantes en deux fortes pieces* paralleles* de bois peintes en noir. Leurs intervalles renferment des pieces* traversieres* & prismatiques, enveloppées d’une plaque polie, qui par la réflexion de la lumiere* qui se répand sur elles quand le tems* est troublé, servent à rendre plus sensibles dans le lointain le mouvement & la direction des aîles*. A l’extrémité de chaque aîle* on place des lanternes, qui restent perpendiculaires à chaque mouvement de celles-ci, & dans la correspondance de nuit montrent la direction des aîles* télégraphiques. Le mouvement des trois aîles* dans toutes les directions est rapide, léger & sans bruit. Leur méchanisme* est extrêmement simple.

A chaque aîle sont fixées deux perches, dirigées au travers de la plateforme de la chambre de l’observatoire. Au milieu de cette chambre est un cabestan, ou machine à rouages, très-simple, composé de trois rouleaux garnis de manches, auxquelles six barres des aîles* sont fortement attachées avec une corde qui les entoure. L’aîle* principale est dirigée par le rouleau du milieu & ses deux barres, les deux autres rouleaux dirigent les

deux autres aîles*. Un homme seul gouverne les rouleaux avec une légèreté & une facilité étonnantes. Il ne lui faut qu’un coup à l’un ou l’autre des rouleaux & les aîles* se détournent rapidement, & prennent une autre direction fixe.

A un pilier de la muraille du cabinet est fixé un petit télégraphe proprement travaillé, qui a une correspondance invisible avec le cabestan dirigeant la grande machine ; il imite ponctuellement tous ses mouvements & ses positions, & il sert ainsi à l’agent qui ne voit pas le grand télégraphe, & qui cependant le dirige, à assurer ses opérations, parce que le petit modele* répete* toutes les directions de la grande machine.

Quelques jeunes gens dressés à conduire la correspondance télégraphique travaillent dans le bureau de Chappe. L’un met la machine en mouvement, un autre par des ouvertures garnies de soupapes pratiquées dans les murs du cabinet, observe au travers d’une lunette d’approche son correspondant le plus voisin à Montmartre, & il répete* & écrit les réponses de ce télégraphe. On a destiné la montagne de Montmartre, située à deux lieues du Louvre pour le second point de correspondance sur la ligne de Lille, sur laquelle route, d’environ cinquante lieues de France, on a

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élevé quatorze ou seize télégraphes. On connaît la vitesse, plus rapide que celle des oiseaux, avec laquelle les nouvelles sont apportées à Paris, ainsi que les réponses.

Voici comme est dressée cette correspondance. Le matin, en été, sur les quatre heures, ou plus tard, si les correspondans* sont convenus entr’eux* le soir précédent d’une heure fixe, le télégraphe Parisien demande dans la langue des signaux, à celui de Montmartres son voisin, s’il est arrivé des nouvelles des armées.

Celui-ci répond. Si de part & d’autre il n’y a rien à communiquer, le Parisien indique l’heure où l’on doit r’ouvrir* la correspondance, & la machine est mise en repos (signe de repos.)

Cependant dans l’intervalle de ce tems* de repos les correspondans* s’observent mutuellement, de tems* en tems*, pour le cas où il y aurait quelque chose d’extraordinaire à communiquer, ce qui est annoncé par un signe particulier, (signe d’activité) qui se répete* aussitôt sur toute la ligne de correspondance, pour appeller* tous les observateurs à leurs postes. Si ce cas accidentel n’arrive pas à l’heure indiquée sur la pendule à secondes, le télégraphe Parisien reprend son travail, & après une

question, où un signe, il termine par assigner une, ou plusieurs heures de repos, (signe de repos d’une heure, deux, trois heures.)

Il continue ainsi jusqu’au soir ; alors il fixe l’heure de la correspondance pour le lendemain. Le même arrangement a lieu sur toute la ligne de correspondance jusqu’à Lille.

Quand on ne connaît pas le genre d’écriture télégraphique, on imagine que par lettres, par syllabes, ou par mots, elle doit être fort lente & fort compliquée ; c’est tout le contraire. Les grandes abbréviations* de la télégraphie facilitent & accélerent* la correspondance. Chaque matiere* particuliere*, la guerre par exemple, a son chiffre. Un seul signe de la machine embrasse un objet tout entier, ou une expression importante. Je suppose que le télégraphe de Lille veuille donner la nouvelle suivante à Paris

« Ce matin à cinq heures,

« L’armée du nord a attaqué

« L’ennemi, fort de deux mille hommes,

« Elle a vaincu,

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« Et a fait cinq cents prisonniers. »

Ce rapport se fait en cinq signes, en deux minutes, avec les pauses des lignes.

Le correspondant de Paris veut en réponse transmettre à Lille le décret d’honneur accoutumé de l’Assemblée Législative - « L ’armée victorieuse continue à bien mériter de la patrie. »

- Cela s’exprime en un seul signe : Signe d’honneur pour l’armée victorieuse.

Chappe m’a dit qu’un rapport extraordinaire qui contiendrait une demie page de papier, écrite serrée, ne prendrait qu’un quart d’heure pour être transmise d’un télégraphe à l’autre. Lorsqu’on considere* le tems* qu’il faut pour que chacune des machines soit à sa place, & que chaque signe convenu doit rester jusqu’à ce que l’observateur du Louvre voye* que celui de Montmartre a répondu à ce signe, l’a compris & répété plus loin, la rapidité de cette communication en si peu de tems* paraît admirable.

Outre cette langue de signaux, dont le tableau est pendu dans la bureau avec une carte chorégra-phique de la ligne de correspondance, il existe encore un chiffre pour les nouvelles qui exigent le secret,

dont l’inspecteur du télégraphe de Paris & celui de Lille ont seuls la clef. Les corres-pondans* des stations intermédiaires exécutent ces signaux méchaniquement* sans les comprendre.

En ma présence, dans le bureau télégraphique du Louvre, il arriva un soir fixé d’avance, que la question fut envoyée en un seul signal au télégraphe de Montmartre & de là à celui de Lille, savoir, s’il était arrivé quelque chose de nouveau à l’armée : dans le même moment que le coup fut donné au rouleau pour mettre la machine en position de recevoir le signe, j’observai à la montre des secondes pendue à la muraille du cabinet, & à la quatre vingt huitieme* seconde, la réponse arriva, non.

On a dressé plusieurs projets pour augmenter la correspondance télégraphique avec plusieurs autres parties de la République, surtout avec les ports de mer, mais leur exécution sera encore longtems* suspendue à cause du mauvais état des finances de la République.

La société de Hambourg pour l’encouragement des arts & métiers utiles, dont j’ai l’honneur d’être nommé depuis huit ans le secrétaire dirigeant ses travaux, est la premiere* dans laquelle, peu de tems* après que l’invention du télégraphe a été connue à Paris, un

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membre ait proposé d’établir une correspondance télégraphique, pour l’avantage du commerce, en lui procurant les nouvelles des vaisseaux depuis l’embouchure de l’Elbe jusqu’à cette ville. Le résultat des conférences de la société & des avis savamment & profondément raisonnés du comité choisi pour la discussion de ce projet, formé de membres connaissant l’objet & les localités, présenterent* des difficultés insurmontables, tant à l’égard du climat & du local que par l’énormité de la dépense d’un pareil établissement.

De pareils obstacles pourront dans beaucoup d’autres parties de l’Allemagne empêcher un pareil établissement, malgré les projets que le patriotisme pourra inspirer. Dans l’intérieur de l’Allemagne, où un pareil établissement perdrait sa principale utilité, n’ayant pas pour but l’avantage du commerce, & surtout du commerce maritime, il ne produirait qu’en tems* de guerre des avantages assez importans*, mais éphémeres* ; car il est des cas où la célérité d’une nouvelle peut être d’une très-grande utilité.

* Sic

Charles-François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez est né le 26 janvier 1739 à Cambrai et mort le 14 mars 1823 à Turville-Park, près de

Londres. Général de Division, son nom figure sur l’Arc de triomphe de l’Etoile. Il fut également Ministre des Affaires étrangères et Ministre de la guerre. Source : Wikipédia.

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